Je vous invite à courir voir l’exposition consacrée à Henri Langlois. Pour le plaisir des yeux tout d’abord ! Le montage réalisé par Dominique Païni est un pur bonheur visuel. Un kaléidoscope d’oeuvres récentes côtoie les oeuvres aimées et défendues par Langlois. Une jolie manière de fêter ses 100 ans sans le plonger dans la naphtaline.
Toutes les images passionnaient Langlois, les extraits de films partagent l’espace d’exposition avec les planches colorées de Matisse, les peintures de Gino Severini, les « rotoreliefs » de Marcel Duchamp, les dessins de Fischinger, les photographies de Germaine Krull… Langlois ne doutait pas que le cinéma est un art, si la salle de cinéma est son espace naturel, le musée est sa deuxième maison.
L’exposition permet aussi d’aller à l’essentiel. Au-delà des anecdotes, que retient-on de cet homme ? C’était un acharné, il s’est donné très jeune une mission, sauver les films de la destruction et de l’oubli. Pour cela il a consacré sa vie à collecter inlassablement les bobines des films pour pouvoir les montrer. Il n’était pas un archiviste mais un passeur. La mémoire des hommes est encore le lieu de stockage le plus sûr ! La vitrine consacrée aux listes des programmes cinéma conçus par Langlois est le coeur de l’exposition, j’ai été particulièrement touchée par la place qu’il accordait aux films d’animation… Grimault et Alexeieff sont programmés avec Renoir, Bunuel, Vigo …
Une autre idée forte qu’il défendait concerne la naissance du cinéma. Si le 28 décembre 1895 est une date clef, elle n’est pas pour lui fondatrice. J’aime cette idée d’un cinéma latent à l’humanité, présent dès les premières ombres vacillantes… Il collectait les lanternes magiques et les jouets optiques avec frénésie. On peut admirer nombre de ces objets dans l’exposition permanente de la cinémathèque… Il a exposé et défendu les oeuvres des pionniers de l’art animé, Emile Reynaud, Etienne-Jules Marey, Emile Cohl…
Le plaisir de l’exposition est prolongé par le catalogue qui l’accompagne. Aucune envie de résister à cette très belle couverture ! Il vous faudra quitter l’écran de votre ordinateur et vous déplacer dans une librairie pour sentir sous vos doigts le papier glacé de la photo s’opposant au contact duveteux du carton… Après avoir joué avec l’élastique vous découvrirez un ensemble de témoignages qui compose peu à peu le portrait passionnant d’un homme aux multiples facettes. Vive Langlois ! Vive la cinémathèque !
« Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Au contraire, l’image est ce en quoi, « l’autrefois » rencontre « le maintenant » en un éclair pour former une constellation. » Walter Benjamin, Le livre des passages
C’est avec les mots d’un autre que le cinéaste Jean Lassave termine la présentation de son nouveau film « La Ciotat, mon bleu des origines » devant une salle comble dans les locaux de la SCAM. Plus qu’un orateur, Jean est un marcheur, son film nous invite à le suivre pour un voyage aux frontières mouvantes ; l’histoire se mêle au présent, l’individu au collectif, l’acteur au spectateur…
Se présenter en quelques mots…
Je suis réalisateur, cinéaste. J’appartiens à une génération qui a remis en cause la dogma du cinéma pour réaliser un cinéma engagé, politiquement et artistiquement. Je ne revendique pas spécifiquement l’étiquette de documentariste. Le documentaire, je le conçois comme un film à faire, comme une fiction. Je me souviens d’une phrase-clé de ma formation : «on fait du documentaire dans la fiction et de la fiction dans le documentaire». L’essentiel est d’essayer de capter une diversité de regards. Comme les cubistes, représenter un objet sous toutes ses faces. Tous les modes d’expression du cinéma m’intéressent. Je crois à la démocratie des images.
Qu’est-ce qui a été le plus formateur pour toi dans ton enfance ?
Apprendre à nager, trouver un équilibre à la surface de l’eau. Jean Renoir disait « j’essaie d’être un bouchon». Je suis un méditerranéen, la mer est un élément fondamental. Il est vital de retenir ce qui fait peur, ce qui t’amène au fond de l’eau. Faire un film c’est comme nager avec style pendant 5-10 mètres.
«Ma première brasse» Luc Moullet, 1981
Une image qui t’accompagne …
C’est un tableau que j’ai vu très jeune dans un gros livre: la figure du Christ de Rouault. L’épaisseur de peinture est le signe d’un repentir permanent, c’est d’une force incroyable.
Lors de la soirée organisée par la SCAM, avant la projection de ton film, tu as rendu un hommage à ton frère François qui t’a ouvert les portes du cinéma. Peux-tu revenir sur ce temps d’initiation ?
François était mon frère ainé, il avait 7 ans de plus que moi, c’était aussi mon parrain. Comme il était asthmatique, il était souvent malade. Ça lui a permis de beaucoup lire, il avait une très forte culture. Il était féru de littérature et passionné de cinéma. Mes parents allaient au cinéma une fois par semaine, nous laissant les cinq enfants sous la surveillance de François. François nous présentait alors les films qui sortaient, il se mettait devant un miroir et mimaient tous les rôles, faisait la musique… Il m’a donné la passion des images. Je rêvais d’une autre réalité à travers les images. A l’adolescence, j’animais un ciné-club dans mon lycée. Je concevais le programme avec mon frère. Il m’a fait programmer «La vie d’O’Haru, femme galante» de Mizoguchi. Ça a été un gros scandale !
Quel a été ton parcours pour devenir «documentariste» ?
J’ai fait l’IDHEC, la 29 ème promotion (1973-76). Il y avait à cette période un très fort engagement politique. Le cinéma de fiction était vu comme un cinéma bourgeois. Le cinéma engagé était le cinéma du réel, c’était l’époque du groupe Dziga-Vertov.
«Vladimir et Rosa» groupe Dziga-Vertov- 1970
Les figures fortes de cette époque étaient Godard et Straub. Parallèlement, j’ai suivi des cinéastes plus classiques comme Renoir et d’autres.
Tu as commencé à réaliser des films au début des années 80, comment présenterais-tu ta filmographie à quelqu’un qui, comme moi, ne la connaît pas ?
Je ne sais pas. En fait je ne suis pas à l’origine de tous mes films. J’ai beaucoup répondu à des demandes, voir des commandes. J’ai été, pendant 7 ans, assistant de réalisation à la télévision. Le cinéma est un milieu très fermé. En tant que marseillais je ne connaissais personne, je n’avais pas de relation. Ça toujours été très difficile de gagner ma croûte. Donc, en sortant de l’IDHEC, on pouvait travailler tout de suite à la télévision. J’ai eu ma carte de réalisateur TV et deux projets de films. Le premier film est sorti en 84, c’était «Face B- contre-enquête» sur un fait divers. Ma filmographie est diversifiée sur le plan des formats ( j’ai fait des courts, des moyens et des longs métrages), j’ai fait principalement des films qui concernent l’histoire et la réalité sociale. En 88, j’ai participé à une grosse série qui s’appelait Génération, j’ai touché de près les archives. Parallèlement, il y a aussi les films qu’on ne fait pas, ils sont peut être aussi une oeuvre. J’ai écrit plusieurs scénarios de longs métrages, des scénarios de fiction. Pour l’instant, je n’ai pas pu monter les projets…
Tu as cosigné beaucoup de tes films, que t’apporte la collaboration avec un autre réalisateur ?
De tous les arts, le cinéma est le plus collectif. On ne peut pas faire un film seul. A chaque étape de fabrication, il y a la nécessité d’un travail en commun. Il y a toujours un dialogue. Faire des films à deux permet à la fois de se remettre en cause et de se rassurer. Bien sûr assumer à deux les choix, c’est compliqué, il y a toujours une tension à un moment donné.
Tu es membre d’un syndicat (SFR-CGT), de plusieurs associations ( ADDOC, SCAM, «Regards portés»). Que représente pour toi cet engagement dans l’action collective ?
C’est la suite logique de ma formation par rapport à un cinéma engagé. Le cinéma se prolonge d’une manière citoyenne, faire évoluer la société et le lieu où l’on travaille. Le cinéma est un des secteurs où l’on peut-être le plus exploité. Au nom de l’art, on peut faire n’importe quoi ! Il faut se défendre.
Ta dernière oeuvre est quant à elle éminemment personnelle, Tu explores la ville de ton enfance, La Ciotat, par le filtre de ta mémoire. Tu es derrière la caméra mais aussi devant puisque tu te mets en scène dans ton propre film avec comme «costume» un bleu de travail. Tu avais un désir caché d’être acteur ?
J’étais fasciné très jeune par Charlot. Quand j’étais tout petit à la Noël, j’improvisais des sketchs comiques pour faire rire la famille. J’avais inventé un personnage «Titi la gazette», c’était une sorte de Polichinelle avec un coussin dans le dos. Plus tard, au lycée, on m’a toujours pris pour quelqu’un de très sérieux, renfermé. En fait, je suis peut être un comique ! Jouer dans son propre film, c’est compliqué car on ne se voit pas ! Le chef opérateur n’a pas forcément l’idée de ce que tu veux faire. Mais je me devais d’être devant la caméra, pour moi c’est une question d’éthique. Si je veux parler de moi, il fallait que ça existe. Je suis acteur et spectateur de l’histoire, je dois être devant et derrière la caméra. Quand on revient sur le lieu de son enfance, tout à coup plein de choses apparaissent, viennent se superposer, c’est fugitif. L’idée qui présidait le film est que je ne voulais pas seulement raconter mon «égo-histoire», je pense que chacun est porteur à son niveau de la grande Histoire. C’est une idée développée par Pierre Nora dans «Les lieux de mémoire». J’ai repris le costume local, le bleu de Chine qui était porté par tous les gens des chantiers navals et par les pêcheurs. J’ai découvert qu’un groupe de musiciens «Moussu T e lei Jovents» l’avait aussi choisi comme costume de scène.
Moussu T e lei Jovents, Crozon, 2011
J’allais à la Ciotat pour les vacances d’été, j’ai toujours vu un ciel bleu. Je n’ai découvert le gris de la Ciotat qu’au moment du film. Avec Bruno Flament, le chef opérateur, on faisait des repérages fin octobre, on était allé voir le peintre-ouvrier, Gilbert Ganteaume, il avait plu toute la journée. Lorsqu’on est sorti, la lumière sur la calanque était superbe. Bruno avait sa caméra, il l’a laissée tourner. C’est ce qui est bien avec la vidéo, on peut se permettre d’attendre pour avoir le bon moment. Ces images sont au tout début du film.
Tu es non seulement présent à l’image mais aussi dans la bande-son avec une voix off très prégnante. Tu dis un texte que je trouve très beau, très poétique… A quel moment l’as-tu écrit ?
Il y a eu plusieurs étapes. Tout d’abord, on est allé sur les lieux, rencontrer des personnes. On a fait des repérages avec Bruno. A partir de ces premières images, j’ai écrit un premier texte. Il y a eu ensuite des réécritures au tournage et au montage. Le texte s’est transformé au contact des images et des sons. Comme beaucoup de personnes, je n’aime pas ma voix enregistrée. J’ai pensé devenir ventriloque, l’idée était que le texte sorte du ventre. J’ai aussi envisagé de faire dire le texte par un comédien, je n’étais vraiment pas sûr de ma voix et en plus le mixage son est ce qui coûte le plus cher, il ne faut pas trop se planter. J’ai contacté un comédien, il a lu le texte, il l’a trouvé trop personnel, c’était à moi de le dire, il est devenu mon coach !
Tes souvenirs s’entremêlent avec l’évocation d’hommes et de femmes qui ont ou qui ont eu comme toi La Ciotat comme port d’attache à un moment de leur vie. Tu commences bien sûr par Les frères Lumière, on croise aussi bien des artistes que des artisans, des figures historiques que tes contemporains. Comment as-tu établi la liste de tes invités ?
Je reviens à l’idée qui préside au film, le lien entre la petite et la grande histoire. Le fait que je sois acteur et spectateur. A un moment, je disparais pour laisser la parole aux acteurs de la ville. Il y a les figures historiques incontournables, les frères Lumière et le poète Emile Ripert et puis des choix plus personnels. Le chantier de la scop des charpentiers m’a fait pensé à l’atmosphère des studios de cinéma. J’avais aussi envie d’une réflexion sur l’image, c’est Bergala et Plossu qui font le lien entre la réalité que l’on rencontre et la théorie.
«La Ciotat, la gare et les frères Lumière», Bernard Plossu, 1995
Et puis cette découverte du lien entre la pellicule Kodak 35 mm et la fabrication de la carte à puce. C’est une métaphore extraordinaire du lien entre le cinéma et l’argent doré.
Une dernière question, pourquoi «le ballon rouge» ?
L’idée est venue en écrivant, j’avais envie d’une figure de l’enfance. J’ai le souvenir qu’il y avait dans la bibliothèque de mes parents un livre sur le «Ballon rouge» de Lamorisse, c’était comme un roman-photo en noir et blanc. C’est un moment poétique assez fort. On s’est amusé à faire voler le ballon à l’aide d’un filin transparent et puis on a aussi utilisé la technique de l’animation «image par image» lorsque le ballon passe au dessus de ma tête.
Photogramme du film » La Ciotat, le bleu des origines » Jean Lassave, 2012