La première qualité d’un photographe est d’avoir quelque chose à nous dire. A n’en pas douter, Paul Graham nous interpelle, dans sa première série, Beyond Caring (1984-85), sur un sujet essentiel, l’exclusion sociale et économique dans l’Angleterre sous Thatcher. Paul Graham était chômeur lui-même lorsqu’il a pris des vues des salles d’attente des centres sociaux remplies d’hommes et de femmes dépendant d’une allocation chômage pour vivre. Paul Graham a contourné l’interdiction de prendre des photos en posant son appareil sur ses genoux ou sur un banc à ses côtés, provoquant un cadrage de guingois. Que voit-on dans ces photos? Partout un décor identique, seule la couleur des bancs change. La lumière des néons, les mégots sur le sol et les murs tapissés de consignes soulignent le dénuement de ces lieux. Les corps sont en attente, appuyés contre un mur ou le plus souvent assis dans une grande variété de positions. Chacun semble enfermé dans sa solitude, on est très loin des représentations des luttes collectives qui se jouent, elles, dans la rue. Le format des photos, l’utilisation de la couleur renforcent cette volonté de rendre visible une réalité que l’on refuse bien souvent de regarder en face. Le site de Paul Graham donne accès à une sélection de cette série.
On retrouve cette même force plastique (grands tirages, couleurs lumineuses) dans la deuxième série présentée au sous sol, The present (2011). Paul Graham vit désormais à New-York, il s’inscrit cette fois-ci dans une longue tradition photographique, capter le mouvement des rues new-yorkaises. L’accrochage, magnifique, présente essentiellement des diptyques, deux prises de vue d’un même lieu se succèdent dans un temps très court comme deux photogrammes d’un film. L’accrochage minimaliste invite le spectateur à prendre le temps d’observer le moindre changement entre deux prises de vue, d’imaginer l’entre-deux et de se glisser dans l’interstice offert. Je m’arrête devant le diptyque « Wall street ».
C’est le panneau de circulation « No standing anytime » qui retient mon attention. Je traduis cette injonction non pas aux voitures mais aux piétons qui arpentent ce coin de rue. Le mouvement est imposé, le temps de pause interdit ! La femme au manteau beige, l’homme à la chemise blanche et celui à la cravate et au portable obéissent, figures en mouvement qui entrent et sortent du cadre. L’homme au sac à dos, lui, s’est arrêté sur la deuxième image, ses deux pieds sont posés fermement à plat sur le sol. Qu’est-ce qui a retenu son attention au point de figer son mouvement ? Son regard est dirigé vers le panneau et l’employé qui prend une pause cigarette. Est-il ravi de cette résistance à la frénésie du temps, est-il prêt à dénoncer cet employé qui s’accorde un moment de répit ou bien a-t-il vu ou entendu quelque chose qui est en hors-champs, inaccessible à tout jamais pour nous spectateurs ?
Ayant en début de semaine présenté le travail de Georges Méliès à un groupe d’enfants, notamment sur sa découverte fortuite lors d’un arrêt de caméra qu’un omnibus pouvait se transformer en corbillard, j’ai l’impression de retrouver dans les diptyques de Paul Graham un clin d’oeil au truc favori de Méliès, le truc par substitution.
L’exposition de Paul Graham est accompagnée d’un rendez-vous hebdomadaire au Cinéma des Cinéastes. Samedi dernier, la salle était comble pour la deuxième partie de « Filmer New York, les formes d’une ville ». C’est le travail de la cinéaste Marie Menken qui a retenu le plus mon attention dans le flot d’images projetées. Pour représenter New York, elle est allée jusqu’au bout de la logique de fragmentation utilisant la technique de l’animation « image par image » provoquant ainsi un étrange ballet frénétique. Le réel est réinterprété, les vues de dessus d’un chantier se transforment en un immense flipper, les cadres vont au travail en glissant…